Ronan Journoud Avocats

Apport en société ou prêt de cryptomonnaies ?

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La structuration de leur activité par de nombreux acteurs du monde des cryptomonnaies les poussent à s’interroger sur la transmission des cryptomonnaies qu’ils détiennent à titre personnel à leur société.

L’apport de cryptomonnaies à sa société: un évènement taxable

Il est possible d’apporter ces cryptomonnaies à la société lors de sa constitution ou lors d’une augmentation de capital ultérieure. Cependant cet apport est assimilé en droit des sociétés à un apport en nature. Il entraînera l’imposition de la plus-value réalisée lors de l’apport au taux forfaitaire de 30% (prélèvements sociaux inclus).

En effet, l’échange par un particulier d’un actif numérique contre un autre actif numérique bénéficie d’un sursis d’imposition. Cependant, l’échange fait contre un bien autre qu’un actif numérique entraine l’application du taux forfaitaire de 30%. Ce sera le cas ici. En effet, l’échange est réalisé contre la remise de titres.

Mécanisme du prêt de cryptomonnaies

Les (futurs) associés de la société pourraient donc être tentés de rechercher un moyen de mettre à disposition de la société leurs cryptomonnaies sans pour autant supporter immédiatement l’imposition liée à l’apport de ces dernières. En effet, les personnes concernées ne disposent bien souvent pas des liquidités nécessaires pour s’acquitter de l’impôt sans vendre une partie importante de leur patrimoine.

L’une des possibilités pour réaliser cet objectif réside dans le prêt de consommation.

Ce prêt permet à la société d’user des cryptomonnaies prêtées dès lors que leur propriété lui est transférée pendant la durée du prêt. La société ne sera tenue de restituer au prêteur à l’issue du prêt qu’un nombre équivalent de cryptomonnaies peu important la valeur de ces dernières au jour de leur restitution.

Ce prêt n’est en lui-même, hors versement d’éventuels intérêts, soumis à aucune imposition. Il convient toutefois de préciser que l’avantage fiscal, bien réel, ne résulte que d’un report de taxation dans le temps (au moment où les cryptomonnaies seront cédées et non dès l’apport).

Risque d’abus de droit

Cette préférence pour un prêt non fiscalisé en lieu et place d’un apport donnant lieu au paiement d’un impôt par l’apporteur pourrait, toutefois, être regardée par l’administration fiscale comme constitutive d’un abus de droit fiscal.

Constituent des abus de droit, les actes qui ont un caractère fictif ou qui, en recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé aurait dû supporter si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés. Il en va de même des actes dont la motivation est « principalement » fiscale mais, dans ce cas, la sanction en cas de remise en cause, est moins lourde que dans le cas visé ci-dessus.

En cas d’abus de droit, l’administration fiscale peut écarter les actes constitutifs d’un tel abus. L’administration fiscale retiendra donc la qualification juridique qu’elle souhaite et y appliquera l’imposition correspondante.

Dans la situation étudiée, l’administration fiscale pourrait qualifier le prêt de cryptomonnaies d’abus de droit fiscal. Elle pourrait considérer que ce montage n’a eu pour objet que d’éviter l’imposition de la plus-value. Il n’aurait aucune justification économique permettant de justifier le schéma adopté. Le prêt ne serait adopté que pour éluder l’impôt que les associés auraient dû supporter en cas d’apport.

Cela est d’autant plus vrai dans les situations où les cryptomonnaies ne sont pas directement nécessaires à l’activité de la société. Dans cette situation, le prêteur pourrait faire face à plus de difficultés pour justifier l’utilité économique du prêt.

Un montage à documenter méticuleusement

L’abus de droit fiscal ne devrait toutefois, selon nous, pas automatiquement être retenu par l’administration fiscale. En effet, nous avons identifié au moins cinq justifications. En effet, le droit des sociétés offre de nombreux arguments au contribuable qui aurait préféré le prêt de cryptomonnaies à l’apport de ces dernières.

Interdiction de surévaluer les apports en nature

Le premier argument réside dans l’obligation faite aux associés de toute société de ne pas surévaluer les apports en nature effectués.

Or, il existe un risque très important, notamment, dans le contexte macroéconomique actuel, que la valorisation des cryptomonnaies retenue lors de l’apport s’avère fausse quelques semaines voire jours après la réalisation définitive de cet apport (hors recours à des « stablecoins », cryptomonnaies indexées sur et répliquant la valeur d’une monnaie ayant cours légal comme l’euro ou le dollar).

Les apports seraient alors surévalués ce qui est susceptible d’engager la responsabilité civile de l’apporteur et même sa responsabilité pénale. Les prêteurs pourront invoquer leur souhait de ne pas surévaluer leurs apports pour justifier le prêt de cryptomonnaies.

Cette surévaluation pourrait même, dans les cas les plus extrêmes, soulever la question de la fictivité de l’apport de cryptomonnaies.

L’apport fictif est caractérisé notamment lorsque la société ne peut retirer aucun avantage direct ou indirect de l’apport parce qu’il est dénué de toute valeur effective et certaine. Il a notamment été jugé que la majoration frauduleuse d’un apport en nature le rendait fictif.

Le risque de majoration des cryptomonnaies lors de leur apport pourrait donc représenter, en plus du risque pesant sur les apporteurs, un risque pour la société qui pourrait être annulée si son seul apport était l’apport de cryptomonnaies considéré comme fictif.

Interdiction de tromper les créanciers sociaux

Le second argument réside dans la nature même du capital social, gage des créanciers, dès lors que les apports en nature concourent directement à sa formation.

Une évaluation exacte des apports en nature est impérative. Toute surévaluation induirait les créanciers sociaux en erreur sur la solvabilité réelle de la société. En effet, le capital social serait artificiellement augmenté sans que cela ne corresponde à la réalité.

Cet impératif de juste évaluation des apports est notamment indispensable compte tenu du fait que dans les sociétés par actions et dans les sociétés à responsabilité limitée, la personne morale empêche toute poursuite sur le patrimoine personnel des associés.

Les prêteurs pourraient ainsi invoquer le fait de ne pas avoir souhaité induire les créanciers sociaux en erreur en augmentant artificiellement leur capital social et avoir ainsi décidé d’avoir recours au prêt de consommation n’entraînant pas ce risque.

Des arguments de nature économique

En troisième lieu, il existe également, selon nous, un argument de nature économique qui pourrait être opposé à l’administration fiscale.

Par définition, l’apport à une société entraîne le transfert des risques du bien apporté à la société bénéficiaire. La société supporte seule toutes les conséquences de la perte de la chose apportée.

Dans un contexte de chute du marché des cryptomonnaies, la société bénéficiaire de l’apport de cryptomonnaies supporterait donc seule le risque de dépréciation de la valeur des cryptomonnaies ainsi que le risque que cette dépréciation pourrait faire peser sur sa survie. Dans le scenario du prêt présenté ici, la société ne supporterait pas le risque de marché si ce dernier venait à continuer à baisser (elle rembourserait moins en cryptomonnaies).

Les trois arguments précédant pourraient être atténués par l’apport en société de « stablecoins ». Cependant, même dans cette situation, il n’en demeure pas moins que la jeunesse des projets portant ces actifs et les risques bien réels et identifiés attachés au secteur et à la technologie (piratage, vol des fonds, etc.) font subsister un risque important pour la société.

Liberté de gestion des actionnaires pour déterminer le financement de la société

En quatrième lieu, il est également tout à fait possible de soutenir que les actionnaires et la société sont libres économiquement de financer l’activité de la société par le capital et/ou le prêt en compte courant d’associé si aucun montage complexe n’est réalisé, la majorité des sociétés recourant à cette solution.

Enfin, il nous parait utile de conclure en faisant le rapprochement avec le mécanisme de l’apport-cession de titres en vigueur, prévu à l’article 150-0 B ter du Code général des impôts, qui prévoit déjà un report d’imposition de la plus-value constatée à l’occasion d’un apport de titres, l’imposition n’intervenant que lors de la cession de titres reçus en échange notamment au moment où le contribuable dispose des liquidités disponibles. Le raisonnement économique qui a commandé l’adoption d’un tel régime pourrait légitimement être transposé aux apports en cryptomonnaies.

Les propos tenus par le ministre de l’Économie et des finances le 17 octobre 2022 méritent également d’être cités sur ce point. Prenant acte que « l’évolution des technologies et des usages des cryptomonnaies interroge certaines normes actuelles », ce dernier « souhaite approfondir en 2023 ses réflexions avec l’ensemble des acteurs concernés afin de définir si de nouvelles adaptations à la fiscalité sont nécessaires ».

Conclusion

Il conviendra de suivre avec attention si le régime du report d’imposition classique en cas d’apport de titres sera étendu aux apports en cryptomonnaies et sous quelles conditions. A ce titre, lors des débats sur les amendements dans le cadre de la loi de finances pour 2022, le rapporteur général avait estimé lors des discussions sur la mise en place d’un report d’imposition en cas d’apport en cryptomonnaies que « le principe d’évoluer vers [un report d’imposition] est bon », bien que sa mise en place ait été rejetée, le gouvernement n’étant « pas sûr de pouvoir le faire aussi rapidement ».

Les différents arguments présentés nous permettent de considérer que la conclusion d’un prêt de cryptomonnaies en lieu et en place d’un apport ne saurait automatiquement être considéré comme un abus de droit fiscal.

Il est toutefois indispensable que les prêteurs soient en mesure de justifier économiquement l’existence de ce prêt.

Nous sommes à votre disposition pour étudier la justification économique de la mise en place d’un tel schéma à votre situation.

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